Les Femmes de la Royal Navy — Geneviève Moulard

Extraits de son tout dernier livre. Un aspect peu connu (en France) du rôle joué par les femmes britanniques.

 

(For English translation click here:   https://afheritage.org/women-of-the-royal-navy-genevieve-moulard)

 

 

Les Femmes de la Royal Navy – leur combat pour la liberté 1917 – 1945

 

 

Dans son dernier ouvrage, Geneviève Moulard revient sur un aspect peu connu (notamment en France) du rôle joué par les femmes britanniques pendant les deux guerres. Dans ces deux courts extraits de son nouveau livre Les Femmes de la Royal Navy, avec une préface de S.A.R la princesse Anne, commandant des femmes de la Royal Navy, l’auteur souligne la valeur du service des femmes britanniques en rappelant le sacrifice de leur jeunesse, leur attachement à leur pays et les valeurs de courage et d’héroïsme inspirées par l’amiral Nelson.

 

 

S.A.R. Anne, la Princesse Royale, Amiral et commandant

en chef des femmes de la Royal Navy

 

Introduction

Dès 1917, pendant la première guerre mondiale, les Wrens étaient présentes sur différents fronts en Grande-Bretagne et à l’étranger.

 

 

 

Durant les deux guerres mondiales, cent mille femmes combattantes de la Royal Navy, officiers ou équipages, ont joué un rôle de premier plan en s’engageant au côté des hommes pour accomplir l’effort vital de guerre demandé par Churchill. Quelque 300 d’entre elles ont perdu la vie dans des attaques de sous-marins allemands et d’autres ont vécu des moments dramatiques avant d’être sauvées. En 1917 et 1939, les affiches de recrutement annonçaient : « Rejoignez les Wrens – libérez un homme pour la flotte ». Leur slogan était : « Jamais en mer ». Enrôlées dans le service auxiliaire du WRNS ou Women’s Royal Naval Service de la Royal Navy, les Wrens (en anglais wren signifie l’oiseau appelé le roitelet) ont pris la place des hommes envoyés sur les navires de guerre et ont participé au combat par toutes sortes de moyens, dans des dizaines de métiers différents, parfois très techniques. Finalement, après avoir travaillé à l’organisation du D-Day, quelques chanceuses ont pu débarquer sur le continent par la Normandie et faire route vers Paris et l’Allemagne afin de contribuer à la dénazification de l’Europe.

 

Au début de la Seconde Guerre mondiale, en fonction de leurs compétences, elles sont affectées aux stations Y pour assurer l’interception des transmissions allemandes sur les côtes. À la station X de Bletchley Park, l’école gouvernementale de code et de chiffrement de Churchill, elles ont travaillé avec les casseurs de code qui s’efforçaient de déchiffrer les machines de chiffrement allemandes Enigma et Lorenz. Elles ont également opéré sur les bases navales côtières qui se nommaient HMS comme les navires. Elles étaient des “cockswains” sur de petits bateaux dans les ports pour transmettre les ordres de navigation aux navires ou des “mailboat wrens” sur les embarcations distribuant le courrier aux navires. Certaines d’entre elles ont vécu des moments exceptionnels en marge du danger dans les ports du Sud sous les bombes, à bord de navires de transport de troupes ou dans les quartiers généraux de la marine britannique à l’étranger. Mais beaucoup ont perdu la vie dans l’océan Atlantique lors des attaques des sous-marins allemands ou ont vécu des moments dramatiques avant d’être sauvées. Le jour J, depuis Southwick House, à Portsmouth, elles ont coopéré à l’organisation du débarquement de Normandie” et, par la suite, certains Wrens chanceuses ont réussi à se rendre en Europe en passant par la Normandie. Au fur et à mesure de l’évolution des fronts de la guerre, elles se sont déplacées vers la région parisienne et vers l’Allemagne afin de participer à la dénazification de l’Europe.

 

Affiche de recrutement des Wrens au début de la guerre

 

Les “femmes combattantes”, qui atteignent le chiffre record de 75 000 en 1944, connaissent des jours heureux, mais aussi des drames. Elles ont gardé en mémoire la fierté du service, l’insouciance des jours, la proximité de personnages européens célèbres, la bonne compagnie et, pour certaines, la rencontre avec l’homme qui allait changer leur vie à jamais.

 

Ce récit rappelle tout d’abord la valeur du service des femmes de la marine, c’est-à-dire qu’il souligne le sacrifice de leur jeunesse et permet de comprendre l’attachement à leur île ainsi que les valeurs de courage et d’héroïsme incarnées par l’amiral Nelson. Elle met également en valeur le rôle majeur de la mer et de la supériorité maritime, image fétiche de la Grande-Bretagne, ainsi que le rôle de la Royal Navy.

 

Le vice-amiral Horatio Lord Nelson, tué à la bataille de Trafalgar le 21 octobre 1805.

 

Cette histoire méconnue et oubliée des femmes dans l’histoire britannique est pour le lecteur français une “première” car une histoire des Wrens en langue française n’a jamais été publiée. Elle se lit comme un véritable témoignage construit sur une chronologie historique des deux guerres mondiales à l’aide de récits oraux, de documents personnels et de mémoires des dernières Wrens. En bref, ce récit est un témoignage d’une période héroïque mettant en valeur l’effort fourni par les femmes britanniques à la guerre qui sert également d’hommage rendu à toutes ces femmes fières et dévouées à la protection de leur île, qui ont soutenu leur pays par un engagement sans faille.

 

Maintenance des canons anti-aériens des navires – Sept 1942

 

Enfin, le livre montre les raisons de l’expansion du service féminin au sein de la Royal Navy et témoigne de l’impact des Wrens sur une institution originale, tandis qu’il souligne l’acceptation socioculturelle croissante de femmes accédant à des rôles qui n’étaient pas encore envisagés. Leurs exploits remarquables ont permis aux jeunes générations de devenir un jour les égales des hommes dans la Royal Navy. Aujourd’hui, au 21ème siècle, elles ont prouvé qu’elles pouvaient enfin franchir toutes les étapes de l’accession à de nouvelles fonctions, jusqu’à commander un navire de guerre ou exercer diverses autres responsabilités à bord, fonctions qui étaient autrefois réservées aux hommes. C’est le développement logique d’un processus qui a commencé il y a plus de cent ans, lorsque les femmes ont été acceptées pour la première fois dans la Royal Navy.

 

Deux histoires :

1. Le naufrage de l’Empress of Canada, Atlantique Sud, 1943

 

RMS Empress of Canada, (21,517-tonnes, 653 ft/199m), construit à Glasgow UK pour la Canadian Pacific Steamship Company basée à Vancouver.

 

 

Les U-Boote se déchaînent au début 1943 et n’épargnent pas les navires britanniques et alliés. A l’instigation de l’Amiral Dönitz qui vient de prendre la relève, d’autres drames en mer vont rester hélas gravés dans toutes les mémoires de Wrens, en particulier celui du paquebot de transport de troupes, Empress of Canada, le 14 mars 1943. Á la chute de Singapour un an plus tôt, les premières Wrens évacuées vers Colombo ont dû quitter la ville à la suite d’une attaque aérienne. Elles ont été réparties en trois groupes en vue de rentrer au Royaume-Uni. Le premier groupe qui s’apprête à profiter d’une permission après deux ans outre-mer se trouve à bord du navire Empress of Canada.

 

Le navire qui ramène des troupes vers l’Angleterre est considéré comme le plus grand du monde. Comme il file à 28 nœuds, une vitesse suffisamment rapide pour ne pas être touché, il n’est pas escorté. Á bord pour la Royal Navy, il y a six Chief Petty Officers télégraphistes sans fil, 30 officiers et 60 marins. Sont également présents des personnels de la Royal Air Force, quelques centaines de réfugiés, 300 prisonniers de guerre italiens accompagnés de l’un de leurs officiers qui ont donné leur parole de ne pas tenter de s’échapper ainsi que 200 réfugiés français, grecs et polonais. Trois jours après le départ de Durban, on découvrira dans une embarcation de sauvetage une passagère clandestine grecque, épouse d’un sergent de la Royal Air Force. Mais le voyage se poursuit avec optimisme : « Maintes fois, le navire a failli être atteint par des torpilles, raconte la Chief Wren Freda Bonner, mais notre vitesse nous protégeait. Le voyage a continué paisiblement sous l’Equateur. Parfois nous croisions des chaloupes retournées à la surface des flots et des épaves de navires torpillés, mais nous avions confiance. Nous allions si vite que rien ne pouvait nous arriver… ».

 

Une belle journée ensoleillée commence ce jour de mars sous les Tropiques dans l’Atlantique Sud, à l’ouest de l’Afrique. Durant la soirée, Freda Bonner bavarde sur le pont de l’Empress of Canada avec le Lieutenant-Commander Forman, un des rares interprètes de japonais dans le service, qui n’est pas rentré chez lui depuis six ans. De retour dans sa cabine, Freda perçoit un bruit sourd de torpille, puis elle est plongée dans l’obscurité. Quelques minutes plus tard, une seconde touche le navire. Aucune alarme sonore ou lumineuse ne retentit car le système d’alerte est hors service. Elle entend une dégringolade dans l’escalier puis c’est le silence. Elle enfile alors son manteau et son gilet de sauvetage. En sortant de la cabine, elle décide d’emporter son argent mais se ravise. Non, elle n’en aura pas besoin, se dit-elle, mais elle prend quand même des cigarettes. Elle explique : « Á 23 heures, le 13 mars, nous avons senti le navire vibrer. Les moteurs tournaient au ralenti. Puis nous avons entendu un bruit sourd. Nous avons compris que le navire avait été torpillé ». Elle se souvient d’un détail de la Convention de Genève sur le droit international humanitaire, ordonnant aux sous-marins de toutes nations de patienter vingt minutes avant de tirer la torpille finale pour que les passagers et les équipages puissent quitter le navire.

 

 

Torpillé et coulé le 13 mars 1943 – à environ 400 miles (640 km) au sud du Cap Palmas, au large de la côte africaine.

 

Soudain, la mer s’ouvre et un monstre noir en jaillit : c’est le sous-marin italien Leonardo da Vinci. Le commandant observe les règles de la Convention de Genève puis reprend l’attaque. Lorsque les Wrens trouvent les canots de sauvetage, elles constatent que celui qui leur est assigné est difficile d’accès et que beaucoup sont hors service. Des officiers de marine lâchent des radeaux et des flotteurs sur l’eau ainsi que des cordes pour faire descendre les réfugiés et les prisonniers de guerre italiens. Les passagers se dirigent en masse vers les chaloupes et beaucoup se brûlent la paume de la main en se laissant glisser le long des cordages. C’est le prix à payer pour rester en vie. Certains sautent à l’eau. Freda poursuit son récit : « Alors que nous étions en train de nous éloigner du navire en train de couler, le sous-marin italien est revenu et a tiré. Le commandant du paquebot a alors donné l’ordre à la dernière chaloupe de se positionner. Á ce moment-là, il a fait aligner le canot de sauvetage qui emmenait le seul officier italien du navire. Ce dernier a hurlé pour se faire reconnaître du kiosque du sous-marin et il a été extrait. Une fois à bord, il a même sauté de joie lorsque le sous-marin s’est éloigné et que ses équipages ont eu le temps de prendre des photos des survivants ».

 

 

Sous-marin de la marine italienne – “Leonardo da Vinci

 

Quelques heures plus tard, l’Empress of Canada chavirera dans un bruit assourdissant et sombrera aussitôt. Les six Wrens, qui portent des ceintures de sauvetage, imaginent un autre danger au loin : celui des prédateurs marins. Elles tentent de sauver la face alors que le médecin du bord épuisé finit par s’enfoncer dans les flots. « J’ai entendu à nouveau ce bruit toutes les nuits et il ne m’a pas quitté durant une année. Cette nuit-là fut longue, les gens appelaient à l’aide, puis l’aube est arrivée », ajoute-t-elle. Au bout de deux jours, les rescapés sont repérés par un hydravion Sunderland à la surface de l’eau. Les Wrens savent maintenant que leurs prières ont été exaucées. Tout autour d’elles, elles aperçoivent des radeaux équipés de voiles rouges et de flotteurs ainsi que des naufragés qui ont survécu toute la nuit grâce à leurs gilets de sauvetage… Enfin, alors que le soleil se couche au soir du quatrième jour, Freda et ses camarades distinguent au loin le destroyer HMS Boreas. Son commandant est très conscient des risques de la manœuvre car les U-Boote sont connus pour rester en embuscade, attendant les embarcations de fortune après qu’un navire ait été coulé.

 

Le destroyer HMS Boreas

 

Le Boreas s’approche et s’immobilise près des radeaux et des canots pour récupérer des survivants. Freda perd espoir en constatant que sa chaloupe de sauvetage met du temps pour arriver jusqu’à elles. Enfin, leur tour arrive. Des marins agrippés dans des filets le long du navire les hissent à bord et les remettent entre les mains d’autres personnels restés sur le pont. La manœuvre est difficile car chaque mouvement le met en danger. La Chief Wren Lillie Gadd, qui s’est trouvée seule sur un canot avec 40 marins avant d’être évacuée, fera partie des 200 survivants récupérés par le destroyer. Á ce moment-là, comme pour leur rappeler leur épreuve, les jeunes femmes n’aperçoivent à la surface de l’eau que les embarcations, les flotteurs des naufragés et les gilets de sauvetage qui finiront par rejoindre le fond. Elles seront toutes sauvées ainsi que les dix autres femmes réfugiées de l’Empress of Canada, mais le drame aura fait en tout 1 200 disparus. Deux jours après, les six Wrens et les dix passagères arrivent à Freetown, Sierra Leone, une ancienne colonie britannique. Pourtant 200 hommes manquent toujours à l’appel mais grâce aux officiers qui ont fait leur devoir jusqu’au dernier moment et ont risqué leur vie, les pertes ont pu être limitées.

 

 

 

Freda Bonner, qui a participé au sauvetage, recevra des éloges pour sa conduite exemplaire puis reviendra chez elle en Grande-Bretagne sur le Mauretania. Dans une gare, alors qu’elle doit subir plusieurs changements de train, elle s’informe sur le trajet à prendre. Une passagère lui répond avec aplomb : « Soyez heureuse de voyager ! Ne savez-vous pas que nous sommes en guerre ? ». Au même moment, les messages interceptés et la goniométrie permettront de repérer la position du sous-marin Leonardo da Vinci qui sera finalement coulé le 22 mai 1943 par un destroyer et une frégate britannique au large du golfe de Gascogne.

Le naufrage de l’Empress of Canada est la deuxième plus grande tragédie des Wrens en mer après celle du SS Aguila le 19 août 1941, où 142 personnes ont péri dont 21 Wrens.

 

 

 

2.  D-Day, une “Wren” au cœur du secret

 

La dernière survivante de l’équipe de Plotters du D-Day a été interviewée par l’auteure et a fêté son 102ème anniversaire en 2021

 

Dans son journal intime d’après-guerre, la jeune Wren Beaujolois Cavendish jette un regard ému sur toutes ces années pendant lesquelles elle a contribué à la réussite de l’opération Overlord dans le plus grand secret, pour son pays, pour la France et pour les Alliés. Entrée dans le WRNS à l’âge de 23 ans après son mariage avec un officier qui partira une semaine plus tard à l’étranger, Beaujolois a vécu en tant que Plotter dans l’une des cent salles qui constituent Fort Southwick.

 

 

Fort Southwick, Portsmouth, Hampshire.

 

Elle se souvient de ce labyrinthe de tunnels de Portsmouth, répartis sur un espace ne dépassant pas 100 mètres sur 50. Les trois kilomètres en sous-sol ont été creusés à 30 mètres de profondeur dans un sol crayeux. Cet édifice sous-terrain est l’un des cinq forts victoriens construits au XIXème siècle au nord de la ville pour protéger l’Angleterre. Achevées en 1871, les énormes bâtisses de brique rouge en retrait à l’intérieur des terres surplombent la ville. Le fort créé pour l’opération Overlord avec ses tunnels souterrains en est l’un des plus importants vestiges. La légende veut qu’il soit hanté par le fantôme d’un jeune prisonnier français tué en ces lieux durant les guerres napoléoniennes. Une légende affirme même que les trous dans les murs de sa cellule ont été provoqués par des balles de mousquet et qu’on entend toujours les pleurs de sa mère à sa recherche sur les remparts. Fort Southwick abrite en 1944 les Headquarters du Commander-in-Chief de Portsmouth, à l’épreuve des bombardements, incluant un centre de contrôle pour les opérations navales et disposant d’un effectif de 140 officiers et 480 équipages. Les tunnels comportent plusieurs passages conduisant à des bureaux où, sous la ventilation et la lumière artificielle, sont installés des opérateurs de téléscripteurs, des codeurs, des standardistes et des officiers du Chiffre. La scène se passe en sous-sol et il faut parcourir 179 marches pour y accéder avant d’aller travailler ou en revenir.

 

Entrée des tunnels de Fort Southwick

 

Á la fin du printemps 1944 elle est chef d’équipe de Wrens et doit assurer la mise à jour du Plot ou salle des opérations, à l’aide des petites maquettes en bois coloré, présentant en temps réel la situation de tous les bâtiments opérant depuis Portsmouth et Southampton vers la côte française. Lorsqu’elle devient Leading Wren, elle a l’honneur de coudre sur sa veste des boutons de laiton doré correspondant à ce nouveau grade, en remplacement des anciens boutons noirs caractéristiques des Wrens du rang. Puis, promue Petty Officer, elle reçoit l’instruction de ne plus prendre ses repas avec les simples Wrens, mais au contraire dans un mess plus confortable réservé aux gradés, disposant d’un poste de radio et d’une bibliothèque. Elle apprécie cette amélioration des conditions de vie tout en regrettant de ne plus côtoyer ses amies. Sous les ordres du commandant Tim Taylor, elle dirige alors une équipe de quatorze Wrens et neuf WAAF. Les gardes de nuit sont maintenant plus intéressantes car on apprend beaucoup sur les E-Boats qui quittent les côtes françaises le soir pour poser des mines dans la Manche. Pour les contrer, on alerte des vedettes rapides depuis les Stations Y et on leur communique la position et la vitesse des navires ennemis. Lorsqu’un écho apparaît sur la carte du Plot, la lettre U pour Unknown, c’est-à-dire « Inconnu », s’affiche pour désigner un groupe non identifié et l’heure exacte est notée. Après trois repérages et trois nouvelles positions, on peut en déduire la vitesse à laquelle il se déplace et s’il s’agit de destroyers ou de chalands de débarquement.

 

Labyrinthe de tunnels souterrains à Fort Southwick

 

 

Au début de juin, le Plot principal s’est brutalement agrandi et mesure maintenant environ 2,50 mètres sur 3,50 mètres [1]. On y aperçoit la côte sud de l’Angleterre et la côte française. Entretemps, la garde de nuit est passée à huit Wrens commandées par un officier WRNS. Comme la technologie radar a évolué, la couverture de la zone d’hostilités est plus efficace et de meilleure qualité. Une jeune femme reste en contact téléphonique permanent avec les stations, de sorte qu’en cas d’urgence on peut avoir sur le Plot une présentation de la situation presque en temps réel. Comme Beaujolois est la seule femme qui apprécie cette mission, on lui demande parfois de procéder de la même façon sur les cartes des officiers. Après dix-huit mois de service, son commandant lui montre un matin de mai 1944 un tableau à recopier. C’est le plan final détaillé de l’opération.

 

Comme elle est la seule personne de l’équipe à ne pas être officier, elle est extrêmement flattée d’être mise dans le secret. Choisissant d’être fidèle à sa mission aux Combined Headquarters, elle refusera dès lors toute promotion qui l’éloignerait de son poste. L’autre Wren de l’équipe, qui est officier, sera scandalisée qu’on ait pu confier un tel secret à une Wren d’un grade inférieur. Beaujolois réalise alors qu’elle fait partie des neuf personnes ayant eu accès aux plans du débarquement et qu’elle est la huitième à être mise dans le secret. Plus tard, c’est par son ancien commandant qu’elle apprendra toute la vérité sur cette mission très spéciale. Néanmoins, en son for intérieur, elle ne pourra s’empêcher de remercier ses camarades Wrens qui n’ont jamais voulu travailler sur le Plot.

 

La salle de traçage – “Plotting Room”.

 

 

Au fur et à mesure que la date prévue approche, la cadence de travail s’accélère brusquement. Maintenant, en plus du travail classique sur le mouvement des bâtiments de guerre, Beaujolois se concentre sur les chalands de débarquement. Elle est témoin de messages énigmatiques mais elle comprend qu’il s’agit de convois escortés de navires, de remorqueurs et de constructions en béton qu’elle juge d’ailleurs « étranges ». Tout cela restera pour elle mystérieux jusqu’à ce qu’elle découvre l’existence des ports Mulberry après le D-Day. Au-dessus de la carte, des mains s’agitent toutes les 30 minutes et insèrent de nouvelles informations. Lorsque survient une situation « intéressante » comme l’appelle la Royal Navy, le Plot est alors inondé de lumière par le déclenchement des flashs d’appareils photos qui permettent un travail d’analyse beaucoup plus efficace. Les caméras effectuent des prises de vue en plongée et contre-plongée, comme dans un film, avec des gros plans et des fondus enchaînés. Partout, on entend des bruits de moteur et le murmure de voix qui s’adressent à toutes les régions du Royaume-Uni.

 

Dans la salle du Plot, la carte de l’Angleterre est recouverte d’un film plastique de plexiglas translucide. Elle représente une grille divisée en petits carrés où les positions des navires seront reportées avec un numéro à six chiffres. Beaujolois et les Wrens qui se trouvent en bout de chaîne reçoivent par téléphone les informations relevées sur les écrans radar de quatre stations. Les convois sont répertoriés suivant leur direction avec un numéro comme A7 s’il va à Plymouth, A8 si c’est un destroyer qui remonte la Manche et ainsi de suite. Les autres personnels informés des mouvements des navires par le Chiffre peuvent avertir Plymouth ou Douvres.

 

Le 4 juin 1944, devant ce spectacle fantastique, Beaujolois écrit dans son journal : « Les quartiers généraux des Combined Headquarters qui coordonnent les premières vagues d’assaut sur les plages normandes se trouvent à 30 mètres au-dessous du sol. Ils sont remarquablement bien cachés. Ils comportent des kilomètres de couloirs bien ventilés avec un éclairage reproduisant la lumière du jour. On y trouve des représentants de la Royal Air Force, de la Royal Navy, des Canadiens et des Américains en liaison par radio, téléimprimeur ou téléphone ».

 

 

1944 – Les téléphones de Fort Southwick sont exploités par des femmes des sections de l’Army (armée de terre britannique, de la RAF et de la Royal Navy).

 

Ils travaillent sur des schémas, des machines à écrire, des systèmes de chiffrement et classent les résultats dans des armoires ». En quelques minutes les Wrens du standard téléphonique passent des centaines de coups de fil. Dans une autre travée, les téléimprimeurs s’affolent. Tous les messages envoyés par les Wrens et les marins sont expédiés vers les bateaux en mer par de puissants émetteurs pour suivre l’opération en cours. « C’est comme au cinéma », pense-t-elle. Beaujolois admire une génératrice en métal rutilant et des dynamos vrombissantes. Elle entend des voix qui se parlent depuis tous les coins de l’Angleterre, transportées par le câble sous-marin qui est tiré au fond de la Manche jusqu’aux plages de Normandie, vers les navires en mer, vers les hommes montant la garde et les pilotes qui attendent le scramble, c’est-à-dire le signal pour sauter dans leurs Spitfire.

Le feu vert de l’opération va être donné depuis ces tunnels de lumière en direction des navires qui seront déjà en mer, vers des hommes qui patientent depuis de nombreux jours sur les zones de rassemblement et vers des pilotes en alerte au pied de leurs avions. Un officier supérieur confie même à Beaujolois qu’on pourrait étendre le réseau de communications à travers l’Allemagne à la jonction avec les armées de Staline. Mais on ne peut pas tester les communications avant l’Heure Zéro par sécurité car le silence radio est de rigueur et, justement, l’heure du débarquement approche. Dans cette « salle des secrets » comme Beaujolois la nomme, tous attendent dans le plus grand suspense.

Subitement la tension retombe lorsqu’un report de l’Heure Zéro est annoncé à cause d’une météo défavorable en ce début du mois de juin. Après quelques atermoiements, la décision est prise d’attendre une journée car les prévisions météo du lendemain semblent meilleures. On rappelle alors au port la première vague de chalands, transportant chacun une trentaine d’hommes, ainsi que les navires d’escorte. Cette nuit-là, un convoi file pourtant déjà vers la France et il semble qu’il n’ait pas compris l’ordre de repli. Mais, enfin averti, il rebroussera chemin.

 

 

Gestion par la Royal Navy des forces du débarquement

 

En regardant la carte, les Wrens sont soulagées de constater que toute la flottille fait à présent route vers le nord. « C’est un moment incroyable », pense Beaujolois. Tous prient pour le retour du beau temps et retiennent leur souffle. En attendant, il est très difficile d’identifier chaque navire qui rentre au port. Comme pour le raid de Dieppe, les Wrens affichent le mot « Inconnu » jusqu’au moment où elles repèrent les navire grâce au code. On a simplifié le Plot en attribuant des étiquettes de couleur aux convois : jaune pour ceux qui filent vers le sud, orange pour le nord, bleu pour les bâtiments de guerre.

 

OK, let’s go ! Eisenhower prend la décision le 5 juin. La véritable Heure Zéro arrive et le début de l’opération est prévu pour 22 heures.  Le lendemain 6 juin à l’aube, l’immense armada se trouve déjà au milieu de la Manche et fonce vers la Normandie. Si au réveil Beaujolois est au courant, les opérateurs qui annoncent la nouvelle ne savent pas ce qu’ils annoncent car les messages sont codés. Alors que tous les navires du monde semblent se diriger vers la France pour y reprendre pied et écraser l’occupant, Beaujolois s’étonne que les Allemands ne se soient pas encore manifestés. « Étonnant, pense-t-elle, en voyant une telle accumulation de bateaux. Ils doivent sûrement préparer quelque chose ! ». Puis, en milieu de journée, enfourchant sa bicyclette en compagnie de son amie, elle pédale en direction du bord de mer. C’est un spectacle de milliers de bateaux et d’avions marqués de bandes noires et blanches. Ces derniers vont venir en appui des forces terrestres chargées de prendre possession des têtes de pont désignées comme les objectifs essentiels de ce premier jour du débarquement. Beaujolois sait que leurs repérages sur le Plot ont été prévus pour aider à la reconnaissance.

 

6 juin 1944 – Opération Neptune – la partie maritime de l’opération Overlord.

 

Elle demande alors à deux militaires de lui prêter des jumelles, mais ils refusent, pensant que ce qu’elle pourrait découvrir est d’ordre confidentiel. Mais Beaujolois ne peut pas leur révéler qu’elle est elle-même dans le secret ! Sa camarade Christian Gordon réalise elle aussi que l’opération Overlord est lancée de Portsmouth et non de Douvres, à son grand soulagement. Le Plot géant qui était jusque-là dissimulé est dévoilé. On y voit de petites taches rouges représentant les E-Boats. La nouvelle carte comporte des lignes jaunes marquant les voies maritimes libres de mines à travers la Manche. Il y a aussi un cercle jaune au sud de l’île de Wight qu’on appelle Piccadilly Circus. De là, d’autres lignes jaunes forment une sorte de corridor à qui on a attribué le nom de The Funnel qui conduit vers les plages du débarquement et les zones de mines sont naturellement signalées. Le travail des Wrens devient plus intense avec les mouvements réguliers des embarcations et des exercices de toutes sortes. Depuis la mezzanine au-dessus du Plot, l’Amiral Sir Charles Forbes observe les mouvements sur la carte où s’activent les jeunes femmes. D’un seul coup d’œil, il peut visualiser tout ce qui vogue vers la France.

 

Normandie – 6 juin 1944

 

En observant les annotations inscrites à la main sur les parois de verre des tunnels ce matin-là, Beaujolois est le témoin en temps réel des mouvements dans la Manche, de leur destination et de leurs escortes, de l’heure du déchargement de leur cargaison et de celle à laquelle ils feront débarquer les hommes sur les plages puis retourneront à vide en Angleterre. Elle sait aussi s’il y a eu des pertes dans les équipages, des blessés et s’il y a eu des bombardements. Elle embrasse d’un seul regard tous les navires civils ou militaires, les personnels, les petites embarcations côtières, ainsi que les vedettes et chalands de débarquement engagés dans l’opération. Ceux qui partent et ceux qui reviennent sont de couleurs différentes et les bâtiments de guerre en bleu. Elle apprend même le volume de la vapeur émise et leur vitesse de progression. Sous le blason dessiné par les Wrens les représentant en train de travailler avec les WAAF dans la Plotting Room, ce jour-là, Beaujolois Cavendish sait qu’elle a accompli sa mission de Wren. Tout un symbole !

 

Á l’intérieur du Plot de Fort Southwick où travaillent Beaujolois Cavendish et Christian Gordon. Au fond sur la mezzanine, le blason symbolique dessiné par une Wren

(Collection Henry Gibson Gordon)

 

***Parution prévue 28 Janvier 2022*** L’ouvrage Les femmes de la Royal Navy peut être obtenu en cliquant sur le lien :  Les femmes de la Royal Navy – Leur combat pour la liberté – Geneviève MOULARD (leseditionsdelofficine.fr)

 

ou bien contactez l’auteur sur : echolorraine@orange.fr

 

Geneviève Moulard, qui vit à l’ouest de Paris, a publié d’autres livres :

– Les femmes de la Royal Air Force

– Drones, mystérieux robots volants (co-auteur)

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